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Certains chefs-d'œuvre resteront dans les tiroirs


"L'atelier interdit" inspiré d'une peinture de Willem Van Hasselt
"L'atelier interdit" inspiré d'une peinture de Willem Van Hasselt

En fin d’année 2024, je rentrais d’un voyage au Japon. À chaque fois que je pars en vacances, je me dis que je vais faire un carnet de voyage. C’est une lubie pour plein d’illustrateurs et d’illustratrices, on fantasme qu’on va faire des dessins incroyables pendant nos vacances alors qu’en fait, on veut tout simplement respirer de l’air pur, voir des humains et faire la sieste ; on veut profiter de nos congés comme de simples mortels en fait.


Mais écoutez, c’est arrivé ! Pris par un élan de motivation et l’envie de garder un souvenir spécial, j’ai fait un carnet de voyage, avec des notes et des dessins de chaque jour passé. Et puis, je suis rentrée, j’ai montré mon carnet à un ami qui m’a immédiatement dit “c’est super, tu vas pouvoir le poster en ligne”. Ça m’a pris exactement zéro seconde pour lui répondre du tac au tac “NON”.


Certains dessins DOIVENT rester cachés.


L’esprit de contradiction


Je n’ai pas eu à réfléchir. À aucun moment ça ne m’a traversé l’esprit de partager ce carnet de voyage et heureusement. Déjà, si j’avais eu en tête l’objectif de le diffuser sur mon blog ou sur les réseaux sociaux, je pense que je ne l’aurais pas fait. J’aurais eu la pression de faire quelque chose de parfait et calibré pour plaire à un public. Ensuite, c’est un carnet que j’ai rempli avec disgrâce, imperfection, fautes d’orthographe et anecdotes intimes. Ma condition de travailleuse indépendante m’oblige déjà à beaucoup partager sur moi, pour être visible dans le paysage professionnel. Par moment, j’aime à penser que tout n’a pas été donné en pâture aux réseaux sociaux, qu’une part d’intime est restée cachée et que quelques proches privilégiés seulement détiennent le doux secret de certaines créations.


Et encore, là je vous parle d’un vulgaire carnet de voyage, pas d’un chef-d’œuvre (sauf aux yeux de ma mère sûrement. Ma mère considère que tout ce que je fais est un chef-d’œuvre. Merci maman). Mais on en connaît des chefs-d’œuvre cachés. L’histoire de l’art est truffée d’œuvres de génies qui n’ont pas voulu de leur vivant offrir au monde la vision de leurs bouleversantes et sensibles créations. Je vais vous donner quelques exemples évidemment, mais surtout je voudrais partager ce que ça éveille en moi.


Le jardin secret


Évidemment, ce qui a été sciemment caché éveillent toujours un intérêt plus fort. L’humain est un animal curieux qui a le goût de l'interdit. Deux exemples très connus :


1. Vivian Maier

C’est une photographe new-yorkaise qui a passé l’intégralité de sa vie comme nounou, faisant de la photographie sur son temps libre. Son œuvre a été découverte et exposée post-mortem et sa vie largement documentée par le biais de témoignages et de longues recherches. Vous trouverez une quantité importante de livres et de documentaires sur le mythe de Vivian Maier. Si je prends cet exemple, c’est je pense que cette production artistique prolifique n’aurait jamais vu le jour avec la pression d’être exhibée. Elle a notamment fait une quantité importante d’autoportraits, expérimenté énormément de choses sur de longues périodes et certaines choses éclosent plus facilement dans le secret qu’en pleine lumière.


2. Emily Dickinson

C’est une autrice et poétesse américaine. Encore une fois, une artiste prolifique qui a écrit près de 1800 poèmes. De son vivant, seule une dizaine de poèmes avaient été publiés, dont certains sans son accord. Emily Dickinson a soigneusement archivé tous ses écrits durant toute sa vie dans des carnets soigneusement reliés et conservés dans sa chambre. Elle a fait promettre à sa sœur, Lavinia, de brûler sa correspondance après sa mort en 1886, ce qu’elle fit. Lavinia a cependant trouvé et publié les fameux carnets de poèmes qu’Emily Dickinson avait rangés dans un coffre fermé à clé. Qu’est-ce qu’un coffre caché et fermé à clé sinon un trésor pristine ?


Le talent ne brise pas le plafond de verre


Je vous ai donné l’exemple de deux femmes qui ont vécu des époques différentes et venant de milieux sociaux différents. Ce serait malhonnête de ne pas souligner que ce sont des femmes qui, si elles avaient souhaité rendre publique leur travail avec autant de démonstration qu’un homme de leur époque, auraient rencontré bien plus de difficultés.


Henry Darger était concierge à Chicago. Il est connu post mortem pour son œuvre “Les Royaumes de l’Irréel”, un livre de 15 000 pages illustrées. Le recueil a été découvert par ses anciens propriétaires. Il est aujourd’hui considéré comme une figure importante de l’art brut, et ses aquarelles et ses collages sont exposés dans les plus grands musées. Il n’a jamais essayé de vivre de son art, contrairement à Vincent Van Gogh qui n’a vendu de son vivant qu’un seul tableau et qui a n'a jamais réussi à vivre de son art.


Très souvent, la reconnaissance de ces artistes est arrivée après leur mort grâce aux efforts importants de leurs entourages ou de collectionneurs. Il y a évidemment des exceptions (bien qu’éphémère) comme Séraphine Louis, femme de ménage et artiste peintre, découverte et aidé par le collectionneur Wilhelm Uhde.


C’est bien pratique de récolter les fruits du travail d’autrui, c’est un bel hommage. Vous l’avez compris, je n’aime pas l’image de l’artiste maudit. C’est pour moi une vision romantisée de la vie d'artistes qui survivent péniblement écrasés de leur vivant par un monde capitaliste, normé et brutal, pour ensuite être élevés post-mortem au rang de génie incompris par la même société qui leur a roulé dessus.


La nécessité intérieure


Alors évidemment il y a beaucoup de raisons pour lesquelles ces œuvres n’ont pas été reconnues de leur vivant : le manque de réseaux, la classe sociale, des époques troublées de guerres, des problématiques de santé mentale, le sexisme, le racisme, etc.


Ce serait passer à côté de ce besoin vital de créer en secret, de la nécessité intérieure d’extérioriser. C’est pour cette raison que même des artistes très connus ont créé dans le secret.


Georgia O’Keeffe a gardé cachée dans son atelier une série de peintures abstraites, très différentes des compositions picturales de fleurs et de paysages qui faisaient sa célébrité. Elle considérait cette série comme très personnelle et elle n’a fini par les montrer qu’à la fin de sa vie.


C’est le cas également de Claude Monet qui a longtemps gardé secret la création des Nymphéas.


Il faut noter que dans ces cas, contrairement aux artistes découverts après leur mort, c'était un choix délibéré de garder ces œuvres privées, souvent par perfectionnisme ou parce qu'elles représentaient quelque chose de très personnel pour l'artiste.


Tous ces exemples reflètent quelque chose d’important, c’est la nécessité de produire quelque chose d’artistique sans contrepartie. Pour les premiers exemples, c’est une nécessité de créer malgré l’absence de reconnaissance ; pour la deuxième, qui a gagné une notoriété grâce à son travail artistique, c’est un besoin d’intime et d’espace privé où on a le droit à l’imperfection et à l’expérimentation.


Entre intime et public


J’aimerais finir en vous parlant de Nathalie Sejean qui est autrice et éditrice. Pour elle, il est important de finir le processus créatif par le partage avec au moins une personne pour que ce que nous avons produit prenne une nouvelle dimension et provoque chez nous un changement. Donner un public à son projet, ce serait lui donner vie. J’aime beaucoup cette idée et si elle vous intéresse aussi, elle en parle ici, sur son compte Instagram.


Étant donné que nous vivons dans une société saturée par la mise en scène de nos vies sur les réseaux sociaux et obsédée par l’image, je pense que vous avez besoin des deux : oui, donner un public à ce qu’on a créé provoque des émotions inédites, c’est parce que votre création, une fois dans les yeux de quelqu’un, n’appartient plus seulement à vous. N’importe qui peut y lire sa propre interprétation, y voir ses propres signes, y ressentir une émotion à laquelle vous n’avez pas pensé. C’est une expérience essentielle dans l’acte de créer que de découvrir ce qu’en fait le public.


Créer pour soi uniquement prend, alors, une dimension précieuse, un espace sacré et pudique qui pourra nourrir votre travail public, ou pas, si ça vous chante.


Qu’importe ce que nous faisons, nous avons besoin de cet espace de création intime. Si vous écrivez, si vous êtes graphiste, designer, auteurice, illustrateurice, artisan·e, vidéaste, écrivain·e, posez-vous la question : quelle est la dernière fois où vous avez créé pour vous sans témoin, sans ambition de vendre, de publier ou de présenter ce travail ? Qu’importe la réponse, faites-le.




 

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