[Art Manifesto] Aaliyah Xpress, Dr Queen Drag Médecin
- Sandra Muller

- 3 sept.
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 sept.

J’ai retrouvé Duy chez lui, dans la cuisine de son appartement parisien. On n’avait pas encore lancé l’interview que la conversation nous a tout de suite emmenés dans nos habituels questionnements sur le militantisme et la place que ça prend dans nos vies. C’est pour ça que j’avais envie de commencer cette série d’interviews avec lui. Pour plein de raisons, nos façons de militer se ressemblent et pourtant avec Duy, on fait deux choses très différentes : sur scène Duy s’appelle Aaliyah Xpress et c’est une drag queen.
Vous lisez le 1er article d’Art manifesto ; une série d’interviews où je vais à la rencontre d’artistes de différentes disciplines pour parler de leurs engagements et la place qu’ils prennent dans leurs créations. J’en profite à chaque fois pour faire un portrait de mes invité·e·s et pour vous partager une grosse dose d'inspiration venue d’autres sphères artistiques.
Sandra Mu : Peux-tu te présenter rapidement et nous parler de ce que tu fais ?
Aaliyah Xpress : Je m’appelle Duy, je suis drag queen et mon nom de scène c’est Aaliyah Xpress. J’ai commencé il y a 8 ans. Mon premier show, c’était à la Mutinerie (un bar queer militant de Paris) pour une scène ouverte, et j’avais été maquillé par un ami. C’était pour le fun, je ne savais pas que j’allais me lancer dans le drag après cette expérience. Après ça, j’ai commencé à m’acheter du make-up, des perruques et j’ai tout appris ou presque par internet, avec des tutos sur youtube et Instagram.
Ça a vraiment été un catalyseur. Ça m’a permis de prendre beaucoup d’assurance, d’avoir confiance en moi autant dans le perso que dans le pro. Je suis médecin et maintenant prendre la parole devant tout un groupe pour le travail, c’est facile, je fais ça sans stress.
Sandra Mu : C’est vrai que t’as une phrase marrante pour te présenter, c’est “Dr Queen, Drag Médecin”. Tu as ton métier et à côté ta vie d’artiste... Aaliyah Xpress : Oui, mais je profite de la scène pour faire des passerelles parfois. Il y a un moment, on a fait une vidéo pour les réseaux sociaux avec un média pour faire de la sensibilisation sur la transidentité. J’avoue, c’était tout public, mais mon intention c’était surtout d’éduquer le corps médical.
Il y a beaucoup de médecins qui ont des comportements transphobes, conscients ou pas, mais qui ne savent pas prendre en charge des patient·e·s trans. En fait, une femme trans c’est une femme, si tu es gynéco il y a plein de choses que tu peux faire pour l’accompagner. Si tu ne sais pas, accepte que tu ne sais pas et dis-le, mais ne refuse pas. Ces personnes trans font déjà un effort énorme pour aller à un rendez-vous médical alors que très souvent iels ont été maltraité·es et mal soigné·es avant, donc c’est super important.
Sandra Mu : Là on parle de ton engagement sur des sujets de santé, c’est parce que tu apportes ton expertise de médecin dans ton drag mais dans mon souvenir, tu as commencé par parler du racisme dans tes shows.
Aaliyah Xpress : Oui, évidemment en tant que personne concernée par le racisme (je suis d’origine vietnamienne), naturellement c’est un sujet qui est venu très vite et dont j’avais envie de parler. Au moment où je commence à faire du drag, je commence aussi à prendre conscience de plein de choses à ce sujet, et je me suis beaucoup renseigné à cette époque-là. J’ai commencé à transmettre ces idées anti-racistes dans mes performances. J’avais accès à une scène, et c’est une plateforme incroyable pour toucher plein de gens. Tu fais à la fois du divertissement, de l’humour, tu fais ça pour le plaisir et en même temps si t’arrives à faire passer des messages, tu peux changer des choses.
Sandra Mu : C’est intéressant que tu aies immédiatement été dans la transmission alors que tu étais en plein apprentissage et déconstruction toi-même. Aaliyah Xpress : L’apprentissage il se fait tout le temps, on ne naît pas éduqué. Même si tu es racisé, tu as des biais racistes, même si tu es gay tu as de l’homophobie intériorisée, pareil pour les femmes et le sexisme. Et puis il y a tous les sujets qui ne te concernent pas directement ...
L’apprentissage il se fait tout le temps, on ne naît pas éduqué.
Sandra Mu : Oui, commencer à militer c’est ouvrir une boîte de Pandore ; après tu te rends vite compte que les oppressions sont toutes connectées.
Aaliyah Xpress : Exactement. Quand j’ai commencé à me renseigner sur le sujet, je me suis beaucoup intéressé au féminisme asiatique et à la misogynie. Et je me suis rendu compte que ça se recoupait de très près avec le racisme dans le milieu homosexuel. Il y a un socle commun qui est le colonialisme. Et on réalise que le processus de domination est le même. C’est ça qui m’a ouvert la porte sur le militantisme et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à en faire des performances. Ça j’en ai beaucoup parlé.
Sandra Mu : C’est vrai, un de tes premiers shows que tu as produit pendant longtemps, c’était le Nice Show.
Aaliyah Xpress : Oui, à l’époque j’étais en colère contre certaines drag queens de la ville de Nice qui faisaient des shows racistes, j’ai tenté d’abord de leur dire, j’ai évidemment été mal reçu. C’est le premier raid que je me suis pris ! Je me suis dit “Ah ouais ça se passe comme ça très bien et bien je vais faire un show sur vous”. Et donc je parlais de racisme, d’appropriation culturelle, etc.
Militer ça demande beaucoup d’énergie, et il faut la dépenser pour des personnes qui en valent la peine. Si tu dépenses de l’énergie pour sensibiliser quelqu’un sur un sujet, c’est parce que tu as de l’estime pour cette personne, parce que tu penses qu’il y a du bon en elle et que ça vaut le coup.
Sandra Mu : Tu parles de santé, de racisme, de LGBTphobie, tu parles d’autres causes aussi, non ? Aaliyah Xpress : Je parle de ça parce que ce sont des sujets qui me concernent, mais en fait ce n’est pas suffisant. Si tu défends la ou les causes qui te concernent, tu n’es pas militant, tu parles juste de tes problèmes. C’est transversal, je ne subis pas de grossophobie mais j’ai des ami·es concerné·es, donc je vais me renseigner et m’éduquer sur le sujet. C’est ça être un allié. Et pour être un bon allié, il ne suffit pas d’être d’accord, il faut aussi être capable de prendre le relais sur la charge mentale militante. Parce que parfois on a l’énergie de défendre sa cause et parfois on n’en a plus. C’est là que les alliés sont importants. Il faut aussi connaître ses limites et savoir quand on est le bon porte-parole (ne pas invisibiliser la parole des concerné·es en prenant toute la place par exemple).
Parfois on a l’énergie de défendre sa cause et parfois on n’en a plus. C’est là que les alliés sont importants.
Sandra Mu : Avec d’autres drag queens de la communauté asiatique, vous avez monté le collectif Rice Queers et produit vos propres shows. Vous avez rempli des salles qui venaient pour voir des personnes racisées et queer, mais vous avez aussi réussi à toucher des personnes qui étaient uniquement venues voir un drag show pour le divertissement. Et c’est aussi ce qui s’est passé quand tu es passé sur NRJ12, sur une chaîne de la TNT accessible au grand public, tu touches d'autres sphères.
Aaliyah Xpress : Oui, c’est vrai. C’est comme pour Drag Race (une émission présentant une compétition de Drag queens). C’est certes une émission télé où tout est lissé, mais les drags et la production arrivent à faire passer des messages importants et fort sur la transidentité, l’homophobie ou encore le VIH. Dernièrement Soa de Muse a parlé d’être woke, c’est rare à la télé…
C’est important de réaliser la plateforme artistique qu’on a ; et de savoir l’impact qu’on a sur les gens à travers l’art. Par exemple l’actrice Nicola Coughlan (actrice de la série Les Chroniques de Bridgerton) a récolté 1,7 million de dollars pour les enfants palestiniens par une cagnotte. Les artistes peuvent avoir un impact considérable.
Sandra Mu : Si tu vivais du drag, est-ce que tu penses que tu serais moins libre ?
Aaliyah Xpress : Ah oui, je me censurerais. Je ne prendrais pas autant de plaisir à faire ce que je fais. Ma carrière de médecin me permet d’être libre dans mon drag, tandis que mon drag finance mon drag. Quand j’ai des bookings et que je suis payé ça me permet d’investir pour faire des nouvelles choses sur le plan artistique, mais je n’en dépends pas. Mais tu vois, il y a quelques semaines j’étais booké à Lollapalooza, c’est un booking qui paye bien mais je ne peux pas me permettre de faire la performance... où j’imite Valérie Pécresse par exemple ! Donc je fais un truc consensuel et divertissant.
Sandra Mu : En parlant avec d’autres artistes, certain·es m’ont dit qu’iels avaient peur de mélanger leur travail artistique et leur militantisme. On le sait, il y a beaucoup de personnes qui se font harceler, insulter ou même menacer. Toi c’est un truc qui t’inquiète ? ça t’est déjà arrivé ?
Aaliyah Xpress : Ça m’est arrivé au début, j’ai beaucoup été insulté sur Twitter à l’époque où j’ai commencé. Évidemment il y a énormément d’artistes qui sont attaqués pour ce qu’iels disent. Quand tu t’exposes sur une scène, sur les réseaux sociaux, évidemment que tu vas avoir des retours négatifs, il y en aura toujours mais il y a BEAUCOUP plus de retours positifs. Quand tu défends quelque chose, tu émets une énergie positive et les gens ressentent ça. Je suis convaincu qu’il y a plus de bonnes personnes dans le monde que de mauvaises.
Sandra Mu : Il y a des personnalités artistiques qui t’ont inspiré et poussé à militer ? Aaliyah Xpress : En fait je suis inspiré par des drags pour mon drag et je suis inspiré par des militants dans mon militantisme. Je te disais que mon activité artistique est parallèle à ce qui me fait vivre donc je suis libre de ce que je fais. Si on prend l’exemple de Bella Hadid, elle a pris la parole à propos de Gaza, elle avait beaucoup à perdre parce que c’est sa carrière qui est en jeu. J’ai beaucoup de respect pour des célébrités qui sont prêtes à prendre ce risque. Ça change réellement les choses. Ça ne se fait pas sans désordre parce que vouloir changer les choses c’est bousculer la norme … Sandra Mu : ... et on vit dans une société qui n’aime pas ça, même s’il y a de bonnes intentions derrière. Aaliyah Xpress : C’est aussi hyper intéressant, ce sont des idées qui te bouffent aux tripes et du coup c’est très puissant et moteur en termes d’inspiration. En art, si tu veux créer c’est parce qu’il y a besoin d’exprimer quelque chose.
Ce sont des idées qui te bouffent aux tripes et du coup c’est très puissant et moteur en termes d’inspiration.
Sandra Mu : est ce que tu as un conseil pour celleux qui hésitent à mélanger leur démarche artistique et leur conviction militante ?
Aaliyah Xpress : Réfléchis à ce qui est important pour toi. Quel est le message que tu veux faire passer ? Qu’est-ce que tu veux montrer au monde ? Une fois que tu as trouvé, ça devient ton moteur d’inspiration. Qu’est-ce qui fait que tu es TOI et que lorsqu’on voit ce que tu as produit, on sait que c’est toi.
Sandra Mu : Est ce qu’il y a un·e artiste militant·e que tu penses que je devrais interviewer ? Aaliyah Xpress : Pretty Quasar, c’est une artiste qui fait de la pole dance, elle est super et passionnante. Et Thérèse qui fait de la musique, c’est super ce qu’elle fait.
Merci Aaliyah Xpress d’avoir répondu à cette 1ere interview de “Art manifesto”. J’espère que vous avez aimé et que ça vous a inspiré. N’hésitez pas à aller la suivre sur les réseaux sociaux et à aller voir vos drag queens locales sur scène pour soutenir leur travail et surtout pour passer des moments incroyablement beaux, drôles et engagés.
À bientôt pour une prochaine interview.